Ça aura été des jours, des jours et des nuits, des heures blanches ou grises, ça aura été, Mme K. et Mr P., ça aura été Mme M. et Mr D., ça aura été des bribes des bouts des fragments dans la déprise, ça aura été le présent annulé, demain n’existe plus, le temps et l’espace sont morts hier, tu ne les as même pas vus, ça aura été J1, J2, J3, J4, J12, J35, J43, ça aura été les gestes de la lutte et ceux de la solidarité, ça aura été la peur, la solitude et l’isolement, ça aura été arrêter la clope reprendre la clope prendre tout ce qu’on peut tant que ça peut occuper, ça aura été l’invention la réinvention et des blancs immensément, ça aura été l’envie de tout recommencer l’envie du monde d’après l’envie, l’envie d’une autre vie celle qui faisait déjà tant envie, ça aura été le vieux monde qui se reluque, arrache ses cheveux blancs, il les enlève l’un après l’autre – est-ce que comme ça c’est mieux ? – ça aura été la normalité à ne plus savoir qu’en foutre, et vous pourrez bien crever qu’est-ce que ça peut bien foutre ?, ça aura été la fin des lèvres et la fin des mains, ça aura été des débuts comme ça aura été des fins, ça aura été la tentative d’apparaître, des orgasmes à demi et des amours entiers, ça aura été, appendre à faire ensemble, apprendre à dépasser, les clivages et les défaites, ça aura été renouer relier ralier se rapprocher cohabiter, ça aura été bloquer arrêter de circuler redessiner toutes les frontières, ça aura été apprendre, à faire avec peu, à faire dans peu, à faire malgré tout, ça aura été, la violence des écarts, l’effet du grand écart, et comment les creuser, bien sûr que ça va s’arranger, ça aura été vivre avec son voisin vivre sans voisin voisiner sans vivre et les reluquer les dénoncer les draguer les détester ou les envier, ça aura été la méfiance, les bonds dans les rayons quand tu croises un client les légumes distribués les courses livrées les échanges de paquets, ça aura été des rangements d’atelier des travaux infinis des haies taillées des semis plantés des plantes vertes arrosées chouchoutées bichonnées, ça aura été écouter les oiseaux bosser métro boulot dodo ça aura été continuer quand tout s’arrête, travailler sans être masqué, et flipper d’être contaminé, ça aura été le taf partout dans les quartiers populaires et la société des invisibilisés, ça aura été la matraque et le taser, ça aura été, ça aura été M. G. et Mme S., Mme C et M. D., ça aura été la relégation et les oubliés, ça aura été dans les lieux enfermés, dans les prisons et les foyers, dans les EPHAD et pour les immigrés, les craquages divers et les désirs variés, ça aura été les ruptures les usures les élastiques étirés étirés et PAF trop tendus on va te le péter, ça aura été le sport devant l’écran, les abdos et les étirements, ça aura été des résolutions l’allemand le ping-pong le jogging la méditation, ça aura été Playstation Fortnite FiFA en veux-tu en voilà, ça aura été rien de tout ça, ça aura été des puzzles des scrabbles et des pages de dessin, ça aura été des trocs de plats des trocs de graines des veux-tu et en voilà, ça aura été des heures de vie virtualisée, des réunions des zooms des skypes des continuités pédagogiques des discontinuités démagogiques des mails entassés des mailings list accumulées des ordonnances passées, ça aura été du repos des nuits blanches des états d’urgence des rêves étranglés des rêves à en pleurer des rêves chevillés au corps des rêves pour l’après, ça aura été des heures à parler, se parler comme on ne s’est jamais parlé et se dire qu’on va rattraper s’organiser, ça aura été des confidences, des départs, des morts et des réveils, ça aura été des plats encore des plats tant de petits plats, ça aura pris des kilos ça aura perdu des kilos ça aura parlé des kilos ça aura été grossophobie, ça aura chauffé dans le four, ça aura allumé des joies, ça aura été des Je vous l’avais bien dit, des Si jamais su et des Jamais plus, ça aura été des Je vous ai compris, ça aura été les gestes barrières les distances sanitaires et les dispositifs sécuritaires, ça aura été l’obscénité du pouvoir ses circonvolutions les dividendes et les millions d’euros pour le CAC40, ça aura été les attestations les flics et les rodéos, ça aura été l’école du dedans l’exercice de l’attention la vie en miniature nos existences de bonzaï le zoom sur le petit l’infiniment petit, ça aura été M. C et Mme H., Mme R. et M. B., ça aura été trois milliards de confinés, l’arrêt total de tout de tout sauf de la technologie, ça aura été Google Facebook Apple Microsoft Netflix à gogo, ça aura été les décomptes en rouleaux, les rayonnages vides, et vas-y que y en a pu et ça pue dans les rues, ça aura été le plastique et le plexi aussi, ça aura été les ponts aériens les masques disparus les masques revenus, ça aura été la Chine et l’Italie puis l’Espagne et les États-Unis, ça aura été les chansons et les spectacles sur Facebook sur Youtube, la littérature sur Twitter et pour les auditeurs, ça aura été des voyages au bout de la rue des tours de jardin des tours des maisons et des tours de con, ça aura été tous les soirs regarder les morts, compter les jours les rétablis les lits les alités et les réanimés, ça aura été lire relire faire semblant de relire, ça aura été se taper une filmographie de Truffaut ou de Toledano, ça aura été faire refaire et ne pas vouloir continuer ça aura été chercher se faire boussole perdre son Nord se projeter, ça aura été regretter, regretter de ne pas avoir d’enfants, regretter d’en avoir fait, regretter de ne pas pouvoir en faire, et ne rien regretter, ça aura été avoir peur de perdre et de retrouver, ça aura creusé percé foré en nous des trous partout, avec insistance avec obstination, ça aura creusé foré troué, par où le vent s’engouffre, regarde quand je souffle ça fait du vent en toi, ça aura été J22, J23, J24, J35, J54, ça aura été des amours éloignés des corps impossibles des tendresses étouffées, ça aura été des promesses téléphoniques, des je t’aime murmurés, ça aura été des amours entassés, des amants qui ne peuvent se retrouver, des couples fatigués, des divorces accélérés, des envies d’en finir ou de recommencer, ça aura été se donner des forces, ça aura été dis-moi que ça va que ça ira bien qu’on va trouver comment refaire qu’on va trouver comment sortir dis-moi dis-moi qu’on va avoir la force parce que ça changera pas tout seul dis-moi qu’on va avoir l’élan la gueule au combat et la rage même si on n’est pas sûr, dis-moi qu’on va avoir la paix le temps de ne pas oublier de faire ce qu’on s’est dit de dire ce qu’on s’est fait, dis-moi que ça aura été, merde, même si c’est une non-fin, même si y a pas de grande libération, mais que des promesses, des demi-promesses qu’on attend au tournant, dis-moi qu’on sera au rendez-vous et qu’on y sera nombreux.se.s, dis-moi que la colère grossit les rangs et que ça voit rouge en gilet jaune en gilet noir, dis-moi qu’on va le retrouver notre peuple, celui de l’invention et de la contestation, dis-moi que ça aura été, même si tout reste à continuer.
J54 : 9 mai 2020
