J46 : 1er mai 2020

En ce premier mai, le cortège de tête cède la place à celui qui s’invite aux fenêtres, il se vit masqué mais surtout pas muselé.

Mme K. devait soutenir sa thèse en juin mais rien ne dit qu’elle le pourra – pour l’heure elle est ballotée entre les mains de son université, occupée à trancher si contrôlera ou pas et comment ses diplômes elle évaluera, alors que Mme K. s’échine depuis des jours à tenter de finir, elle entend ses collègues se tâter sur le recours à la vidéo-surveillance et au flicage des étudiants –, de son côté elle ne souhaite qu’une chose : ne pas soutenir sur Skype.

Aujourd’hui, l’Europe s’inquiète pour les Africains qui vont évidement tous mourir du Covid, comme s’il lui était difficile de reconnaître que l’hécatombe se trouve de son côté et que certains se débrouillent mieux qu’elle – ou comment la compassion maintient un certain rapport de domination et le rêve d’un eldorado qui prend sacrément l’eau.

J45 : 30 avril 2020

Voilà bientôt deux mois que le droit de circuler librement appartient aux seuls flics et aux militaires, aux drones et aux mecs du ministère – et dire que certains ne se mouchent pas du coude quand on parle de lois scélérates.

M. M. a dix-sept ans, dix-sept ans à occuper dans une maison confinée, dix-sept ans loin du quartier, loin des amis et loin des potes, dix-sept ans qui tournent et tournent et tournent en rond, dix-sept ans qui tournent sans ce téléphone trop tôt perdu-cassé, dix-sept ans loin de l’école, loin de l’internat et des copains, dix-sept ans autour de la Play même quand elle ne veut plus marcher, dix-sept ans à réparer à bricoler à inventer, dix-sept ans à écouter Kaaris et Tovaritch, dix-sept ans en rêvant de moto et de rodéo, de cabreurs et de pectoraux, dix-sept ans qui tournent en regardant des vidéos, dix-sept ans qui passent à la fois trop vite et trop lentement quand on les vit ainsi placé et déplacé.

Parce que le tuyau sanitaire est bien lubrifié, le gouvernement n’hésite pas à y enfiler tout un tas de trucs qui n’ont rien à voir : à commencer par des arrêtés (1000 en deux mois pour se faire une idée) et par un bon tas d’ordonnances, si on continue à ce rythme-là on a une bonne idée de ce à quoi ça va ressembler d’ici la mi-juillet.

J44 : 29 avril 2020

Sanofi – comme tout le secteur de l’industrie pharmaceutique – vit copieusement des crédits d’impôt et des millions que lui verse l’assurance maladie, elle a consenti à partager un maigre pourcentage de ses bénéfices au titre de la solidarité avec les hôpitaux, preuve qu’on est toujours généreux avec l’argent des autres.

Mme G. est sans-papier, elle travaille comme aide-ménagère depuis plusieurs années, elle dit souvent fièrement qu’elle a plein de CDD, et là depuis le Corona, elle continue à travailler, à faire les aller-retours, à aller nettoyer chez M. R ou Mme P., mais voilà qu’elle est tombée malade, Mme G., et comme elle est sans-papier, elle a préféré ne rien dire, ne pas le signaler, sauf qu’elle a déclenché des symptômes, Mme G., et qu’elle n’arrivait plus à respirer, qu’elle faisait des malaises même en restant alitée, c’est sa copine qui l’a signalée, elle avait tellement peur d’être embarquée et déportée qu’elle a voulu s’enfuir en voyant les pompiers.

Quand on voit que certaines universités organisent des speed colloques en ligne autour de la contagion ou du confinement en trouvant fun et cool de mettre la pensée en marche forcée et en format réduit à 2x10mn on se dit que des pauses se perdent et qu’il va falloir travailler en profondeur à décontaminer.

J43 : 28 avril 2020

Aujourd’hui, on ne compte plus par addition – jour tant – mais par soustraction en vue du déconfinement – signe que le compte à rebours intérieur a déjà commencé, nous voilà donc à J-13, mais de quoi ? On ne sait pas, le mystère reste entier.

Mme F. n’en pouvait plus de tourner en rond dans son petit appartement, elle n’en pouvait plus de ronger son temps, de ses petits tours dehors, de cet isolement qui rend les jours si longs, alors hier, pour se sentir utile, elle s’est portée volontaire pour l’école des enfants des soignants, elle a passé la journée à s’occuper des 3/4 ans en tentative de confinement et ça lui a donné une assez bonne idée de la galère qui risque de s’appliquer plus largement : impossible de respecter les gestes barrières, de se laver les mains sans avoir à les aider et on ne parle pas des masques qui ne sont pas arrivés, elle ne regrette pas d’y être allée mais elle s’inquiète de ce qui va se passer parce que clairement c’est tout sauf bien organisé.

Entre les centres d’écho qui pensent que faut pas déconner elles sont pas prioritaires, les délais trop longs qui explosent les douze semaines, les frontières fermées pour avorter quand c’est dépassé et la culpabilité d’encombrer les soignants quand ils sont sur le front occupés à sauver, beaucoup de femmes vont se retrouver enceintes sans l’avoir désiré – preuve que c’est toujours dans leur corps que les femmes trinquent quand l’époque chie.

J42 : 27 avril 2020

Ce qu’il y a d’amusant avec le confinement c’est qu’on finit par s’y concocter une petite pensée magique, à la mode c’est pas si grave que ça, on peut bien prendre un petit café, allez de loin quoi, et puis un petit câlin, rien qu’un petit, un bisou entre deux mains, comme si parce qu’on en a marre le bilan cessait d’être ce qu’il est, pensée magique on vous disait.

Mme G. est journaliste, c’est son métier à elle de collecter les faits et de les raconter, elle a appris au Bondy Blog, elle a appris sur le tas, depuis le quartier, et Mme G., elle raconte une autre histoire que celle des vainqueurs, une autre histoire que celle des dominants ou celle des puissants, alors Mme G. elle s’intéresse aux caissières et aux caissiers, aux ouvrières et aux ouvriers, aux prisonnières et aux prisonniers, aux refugié.e.s comme aux exilé.e.s, depuis son canapé, elle appelle Lyon et Grenoble, elle skype avec Ajaccio pour faire entendre au plus grand nombre ce que font ceux qui sont au front, elle sort documenter la rue, elle enregistre en grand ouvert, et l’autre soir, alors qu’elle filmait une interpellation, elle s’est faite arrêter, contrôler, menotter, peloter, insulter, et la police l’a libérée en lui disant qu’elle avait de la chance de s’en sortir qu’avec une amende et une main au cul, ça aussi elle se dit qu’il faut le consigner.

Preuve que l’inquiétude ne domine pas partout et que le retour à avant en rassure certains, les cours de la bourse sont remontés en flèche : voilà qui en dit long sur à qui profite ce demain.

J40 : 25 avril 2020

On vient d’atteindre le quarantième de la quarantaine alors comme il paraît que c’est à la fois la durée de la tentation du Christ et celle du déluge de Noé, ça fait qu’on sait pas trop à quoi s’attendre quand on ouvrira les volets.

Aujourd’hui, Mme H. a traversé tout le département de l’Ain pour livrer les pains qu’elle cuit au four tous les matins, clairement elle livre à perte, Mme H., mais la petite mamie qu’elle a vue ce matin, elle était tellement contente de voir passer quelqu’un, elles ont pris le café d’un peu loin, chacune d’un côté du jardin, en parlant des radis et de l’abricotier, et puis l’après-midi elle est partie pour apprendre à d’autres à faire du pain, elle a fait gaffe à rester loin mais elle se dit que ça peut servir et puis qu’au moins ça crée du lien.

Ce qu’il y a de bien avec un État illibéral en régime policier, c’est qu’il y a de moins en moins d’efforts à faire pour se concocter un petit casier judiciaire, attaques à main armée, sabotages, tout ça c’est dépassé, aujourd’hui il suffit de manifester ou d’accrocher une petite banderole et d’être dénoncé.

J39 : 24 avril 2020

Avec le temps, on devient expert en voyage chez soi, en tour de quartier, en circonvolution de proximité, on arpente les Lilas, on fait le tour des Marguerites, on dessine d’étranges ronds, d’étranges carrés autour des Vignes ou de l’Abricotier, on plante sa tente dans le terre-plein, on programme une sortie dans le coin et les nuits, toutes les nuits, on rêve de retrouver l’ailleurs qui nourrit nos ici.

Au beau milieu du confinement, Mme O vient d’être jetée dehors, c’est l’Aide Sociale à l’Enfance de Lyon qui l’a envoyée valser, sacré cadeau dis donc, joyeux anniversaire petite mineure devenue majeure vous êtes priée de vous démerder et de trouver comment subsister, merci de quitter votre chambre de F1 et de vous en aller au turbin, parce que même quand tout est arrêté c’est une question de volonté.

On ne manquera pas de remarquer que limiter sa consommation à ce dont chacun a besoin met l’économie en crise, preuve peut-être qu’elle capitalise sur le superflu en le réservant à quelques-uns.

J38 : 23 avril 2020

On finit par s’interroger sur le deux poids deux mesures des chiffres de mortalité où on prend soin de séparer les morts des hôpitaux de ceux dans les EPHAD : délicate attention pour faire apparaître la violence du fléau qui frappe les aînés ou bradage des morts moins scandaleuses ?

M. H. vit depuis cinq semaines confiné dans sa chambre, 10m2 qu’il a arpenté dans un sens comme dans l’autre, tout au long de la journée, et tous les soirs, M. H. il regarde sa connerie en pédalant sur son vélo, ça lui fait prendre l’air, même si c’est au dedans, il dit, et tous les soirs, planté devant Plus belle la vie, il pense à sa poulette partie bien avant lui, et il se dit que ces jours-ci, il ne la trouve plus si douce, la vie, et qu’il aimerait partir bientôt, partir lui aussi, et il pédale devant plus belle la vie.

En cette nuit du doute qui précède l’entrée dans le mois de Ramadan, on peut se demander si les forces de police auront la même souplesse avec les prières de Tarawih qu’avec celles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ?

J37 : 22 avril 2020

Plus les jours passent et plus nous réalisons que le politique et le biologique ne font qu’un : les morts et les malades ne sont pas des malchanceux, ils sont des sacrifiés.

Depuis le petit camping-car où elle vit confinée, Mme G se demande si le gouvernement – qui a rêvé sa réforme des retraites parce que les vieux ça coûte cher, que c’est loin d’être productif et que ça pourrait rapporter gros – n’a pas trouvé pire solution : les faire mourir à la chaîne, sans trop de bruit et sans témoin, c’est ce qu’elle constate jour après jour dans l’EPHAD où elle s’est portée volontaire pour apporter des soins et seconder les agents d’entretien.

À mesure qu’approche la date de libération, la crainte de revenir à la vie comme avant se mesure à la longueur des files d’attente qui mènent aux McDo.

J36 : 21 avril 2020

Deux mille vingt– année du rien, on ne croyait pas si bien dire.

Pour payer sa formation en ayurvéda, Mme S. travaille à Ikea, et vendredi elle a reçu un appel de son chef car il réouvre dès demain : il faut livrer dans les chaumières des étagères et des tapis – ça ne pouvait plus attendre vous imaginez depuis –, et son boss lui a dit qu’elle pouvait être volontaire, qu’on avait bien évidemment pensé aux mesures sanitaires, elle n’a pas osé dire qu’elle était obligée car les salaires avaient tellement baissé que depuis cinq semaines elle devait choisir entre manger et payer son loyer.

Preuve qu’on ne sait plus comment occuper les jours et que certains ont bien trouvé comment faire passer la publicité pour des activités : Ikea vient de publier sa légendaire recette de boulette pour occuper dans les foyers – à quand le plan de restructuration à faire chez soi pour se sacrifier de bonne volonté.